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Comment brasser une Sahti

SahtiBrewer
Eila Tuominen, du hameau de Pertunmaa, brasse une des Sahtis les plus riches que nous avons pu goûter. Une bonne maman, sûrement.

Tel que mentionné dans l’article précédent, la Sahti est davantage une famille de bières qu’un style bien précis. Ceci dit, je vais tout de même tenter de vous donner les grandes lignes d’une recette type qui vous permettra d’exécuter le tout à la maison de façon raisonnablement efficace.

Tout d’abord, il faut noter que les fermiers brasseurs de Sahti n’utilisent pas de thermomètres, densimètres et autres instruments calibrés en usine. Cependant, leurs yeux et leur expérience leur permettent de brasser la même bière à chaque coup. C’est pourquoi j’ai rajouté quelques notes basées sur des remarques empiriques faites par la vingtaine de brasseurs qui ont été interviewés. Commençons tout d'abord par les ingrédients :

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CÉRÉALES La grande majorité des brasseurs achètent des poches de 25kg de Sahtimallas, un mélange pré-fait par la malterie Viking Malts. Ce mélange contient surtout du malt de base blond (Pils, selon mes sources) et une petite portion (environ 5%) de malts de seigle caramélisé. Ces derniers se vendent aussi à part, sous le nom de ‘tuoppimallas’ ou ‘kaljamallas’, parce qu’ils sont populaires dans la confection du kalja, une boisson gazeuse locale à base de seigle.

HOUBLON Plusieurs brasseurs n’en utilisent pas du tout. Certains font une légère infusion et en mettent dans l’empâtage. Mais règle générale, les cultivars importent peu. C'est plutôt le genévrier (voir plus bas) qui va jouer le rôle d'aromate principal. Lorsqu'il y en a. Parce que certains Sahtis sont purement céréaliers aussi.

LEVURES La levure à pain finlandaise ‘Suomenhiiva’ est de loin la marque préférée des brasseurs de Sahti. Elle donne des notes de banane au même titre qu'une levure à Weissbier classique.

GENÉVRIER La plupart des brasseurs choisissent des branches de genévrier vertes, bien mûres, afin de garnir le fond de leur cuve-filtre. Qu’elles aient des baies ou pas importe peu. À noter que contrairement à la Koduõlu des îles estoniennes, les branches de genévrier ne servent plus de véritable filtre et ce, même si elles sont placées, symboliquement, au fond de la cuve comme autrefois. Voir plus bas pour quelques remarques sur la filtration du moût.

EMPÂTAGE Voilà la clé de la recette de la Sahti. Dans tous les cas, l’empâtage est long et laborieux. C’est un empâtage à paliers (step mash) sur quatre, six voire même huit heures. Le début est souvent dans les 40 degrés Celsius et on monte jusqu’autour de 80 degrés, en s’arrêtant en moyenne 3 ou 4 fois. Parfois, on laisse la température monter jusqu’à ce que le liquide frétille dans la cuve. Olavi Viheroja, deux fois champion brasseur de Sahti, nous a dit qu’un bon brasseur est un brasseur paresseux… Rien ne presse quand on empâte pendant si longtemps!

FILTRATION DU MOÛT (LAUTERING) Le contenu de l’empâtage est ensuite versé, chaud, dans un « kuurna ». Originalement un long billot de bois éventré aux allures de petit canot, cet équipement sert encore aujourd’hui de cuve-filtre. Mais de nos jours, il est en acier inoxydable et provient souvent de cuves laitières reconditionnées. Un faux-fond en acier sépare le grain du moût, mais aussi une fine couche de branches de genévrier. Ces dernières aromatisent la bière comme le houblon le ferait… s’il y en avait!

BOUILLON La Sahti traditionnelle n’est pas bouillie ! Même les six brasseries commerciales qui en vendent légalement ne la bouille pas.

DENSITÉ ORIGINALE Les fermiers calculent en terme de sacs de malts par brassin. Alors il y a une bonne variabilité à ce niveau. L'important est d'obtenir une densité riche en sucres, comme si on voulait faire une Doppelbock allemande ou un Barley Wine anglais, par exemple.

REFROIDISSEMENT En campagne, les brasseurs de Sahti bénéficient souvent d’un puits dans lequel ils peuvent plonger leur moût afin de le refroidir rapidement. Alors cette étape est relativement facile pour eux malgré l’absence d’outils modernes dans la brasserie. Certains bénéficient toutefois d'un serpentin à refroidissement qu'ils ont parfois fabriqués eux-mêmes.

FERMENTATION Cette étape est peut-être celle qui varie le plus. Certains rajoutent la levure à pain dans les 10 degrés Celsius. D’autres préfèrent près de 25 degrés et laissent monter. Tout dépend du profil gustatif que l’on veut, évidemment. Règle générale, les esters de banane doivent contribuer au produit final, sans toutefois dominer les arômes.

DENSITÉ FINALE Dans presque tous les cas, la densité finale des brassins mesurés étaient entre 1.030 et 1.035 (autour de 8 degrés Plato, si vous préférez). Oui, c'est une bière très sucrée. Mais il ne faut pas oublier que ce sucre résiduel est synonyme de générosité dans ces contrées. Au même titre qu'un pâté à la viande de grand-mère ou un gâteau d'anniversaire, on n'oserait pas vraiment servir une Sahti chiche en matières premières à ses invités. Il faut que ça paraisse dès la première gorgée.

DEGRÉ D’ALCOOL Les Finlandais aiment bien dire que leur Sahti est très forte. C’est vrai, surtout si on la compare aux lagers industrielles. Mais elle est surtout forte en sucres résiduels et en caractère malté. Nous en avons bu qui titraient 5% d’alcool (et qui terminaient quand même à 1.030) et d’autres qui s’approchaient plutôt de 10%. Tout ça pour dire, et répéter, que c’est au niveau de la fermentation qu’il y a le plus de variabilité dans la Sahti.

GAZÉIFICATION Entièrement naturelle et quasi-nulle! Moins gazéifiée qu’une real ale anglaise, pour vous donner une idée. Sans avoir mesuré, je dirais qu’on joue dans les 1,0 à 1,5 volumes de CO2. Certaines sont carrément inertes comme du sirop.

ÇA GOÛTE QUOI? En bout de ligne, la bière finale devrait être aussi riche en sucres résiduels qu’un Barley Wine anglais et parfois même aussi alcoolisée. C’est une bière qu’on sirote au même titre qu’un Porto. Le seigle caramélisé donne une touche de complexité, au même titre que les branches de genévrier qui signent de leur côté terreux presque sapiné. Finalement, la fermentation devrait donner une pointe fruitée (bananes, pêches) et quelques phénols épicés.

Finalement, j’aimerais conclure en vous faisant remarquer que, quoiqu’en disent certains sites brassicoles influents, la Sahti est bien différente de la Koduõlu des îles estoniennes. Outre l’utilisation des branches de genévrier et de la levure à pain, les deux bières ont un corps et des saveurs différents. Comme si la Koduõlu était une Tripel belge et la Sahti était une Quadrupel. La différence est aussi marquée.

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Pekka Kääriäinen, de Lammin Sahti, nous montre les branches de genévrier qu'il étale dans le fond de sa cuve filtre

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