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Pérou

La fermentation spontanée de la Chicha de Jora

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Un des nombreux champs de maïs de la vallée sacrée

Alors que l’Occident brassicole semble croire dur comme fer que la seule bière de fermentation spontanée encore produite sur la planète est le Lambic belge, quantité de brasseuses dans les Andes et en Afrique subsaharienne continuent de brasser leurs bières comme leurs ancêtres. Croyez-le ou non, ces recettes traditionnelles, de l’Éthiopie au Pérou, requièrent une fermentation autant naturelle que celle des Belges du Pajottenland si populaire aujourd’hui auprès des amateurs.

Certes, les dames Quechua vivant dans la vallée sacrée du Pérou n’assemblent pas plusieurs brassins longuement mûris pour faire une bière raffinée qui ressemblerait à une Gueuze. Ceci dit, la fermentation de leur Chicha de Jora ressemble étonnamment à celle des Lambics non assemblés. Les levures et la flore bactérienne se trouvent toutes deux dans l’air environnant, certes, mais surtout sur les parois des contenants où la bière séjourne une fois bouillie. Dans le cas des Lambics, on parle bien sûr de barriques de bois. Dans celui de la Chicha de Jora, ce sont plutôt de grands pots de terre cuite qui contiennent les nécessaires à transformer le moût en bière. C’est la nature légèrement poreuse de ces deux types d’habitacles qui permettent aux ferments de s’y loger. Évidemment, aucun de ces brasseurs belges et quechuas n’oserait nettoyer ces contenants et ce, même une fois vidés de leur bière. Ce serait littéralement leur enlever la vie.

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Pour le dégustateur aimant comprendre ce qu’il sirote, il est clair que cette bière de maïs blanc malté fascine à plusieurs niveaux. En effet, au même titre que le Lambic belge si prisé en Amérique aujourd’hui, la Chicha de Jora est fermentée de façon spontanée. En d’autres mots, même si les dames quechuas responsables de brasser prennent grand soin à cultiver le maïs blanc et à le malter (trois étapes post-récolte qui peuvent s’étaler sur une dizaine de jours), elles laissent Dame Nature, ou Pachamama, s’occuper de la fermentation. Contrairement aux Quechuas de la région de Cochabamba de Bolivie, à quelques centaines de kilomètres au sud, qui stimulent souvent la fermentation en ajoutant de gros blocs de chancaca (sucre de canne) à leur moût, les femmes péruviennes préfèrent ne rien toucher une fois le moût installé dans les cuves de fermentation en terre cuite. Aucune levure donc n’est rajoutée par la main de la brasseuse, comme c’est habituellement le cas dans la très grande majorité des styles brassicoles conçus en Occident. Les ferments naturels qui signent chaque bière vivent sur les parois des grands pots de terre cuite où la bière repose quelques jours après son long bouillon. Les dames responsables de confectionner cette Chicha – parce que ce sont presque toujours des femmes Quechuas qui sont les maîtres-brasseuses – nettoient tous leurs chaudrons comme il se doit à chaque brassin… mais surtout pas ces fermenteurs traditionnels. Il n’y aurait tout simplement plus de Chicha si elles les lavaient.

Afin de mieux comprendre l’unicité de la Chicha de Jora, des échantillons de trois de ces bières ont été acheminés chez Le Labo – Solutions Brassicoles, à La Pocatière. Suite à un séquençage génétique, l’identité de ces ferments entièrement naturels ont été révélés par l’équipe formée de Gérard Bourdaudhui, Louis-Philippe Simard, Myriam Ladrie et Maxime Clément. Plus précisément, les trois bières analysées étaient celles des chicherias Sumaq Aqha, Mamacu and El Descanso toutes situées à Yanahuara, entre Urubamba et Ollantaytambo. Les résultats démontrent que les profils microbiologiques de ces bières sont très différents les uns des autres et ce, même si les trois brasseries en question sont géographiquement très près les unes des autres (moins de deux kilomètres les séparent).

Nos microbiologistes du Bas-St-Laurent ont découvert que la Chicha de Sumaq Aqha contenait entre autres une levure à bière spéciale qui a été nommée saccharomyces cerevisiae chicha dans la banque de données mondiales GenBank parce qu’initialement trouvée dans de la Chicha. Son acidité provenait surtout de la bactérie lactobacillus acidophilus. Celle de Mamacu, de son côté, fourmillait de microorganismes. Parmi ceux-ci, ils y ont identifié la candida humilis (commune dans les pains au levain), la pichia kluyveri (cousine des brettanomyces), la lactobacillus delbruckii, la lactobacillus rossiae et, bien sûr, différentes souches de saccharomyces cerevisiae. Pour terminer, la bière brassée chez El Descanso, elle, tirait son acidité de la lactobacillus plantarum, alors qu’elle était fermentée principalement grâce à la saccharomyces cerevisiae chicha.

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Une pinte de Chicha de Jora et une autre de Frutillada entourant un bol de maïs Jora germé

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