L’histoire de la pinte de deux litres
Lorsqu’on atterrit à Tallinn, la capitale de l’Estonie, on apprend rapidement que la Koduõlu des îles est une bière forte. Très forte même. Plusieurs amateurs de bière ont des histoires à raconter sur la puissance de cette bière fermière, des histoires souvent agrémentés de cette gigantesque chope en bois traditionnelle du nom de õllekapp ou õllekonn. Lorsqu’on foule finalement la terre de ces îles de l’ouest, on nous régale d’encore plus de moments passés avec des gens ‘de la ville’ ou des touristes qui, une fois tombés en amour avec la bière locale, se sont endormis paisiblement dans les herbes avant même que le soleil ne se couche. Les sous-entendus étaient clairs : « faites attention, les gars, la Koduõlu frappe ».
Effectivement, lorsqu’on voit ladite chope de deux litres(!) pour la première fois, on se demande qui a eu la brillante idée de servir une bière forte dans un contenant deux fois plus gros que le gigantesque Maß bavarois. Mais comme dans toute histoire du genre, il y a une partie vérité et une partie légende. Premièrement, la photogénique õllekapp, souvent façonnée de main de maître par un artisan local et donc très dispendieuse, n’est pas la chope d’une personne. C’est une chope communale. L’idée est de remplir la chope de bière et de la remettre à la première personne du groupe. Cette personne prend une gorgée ou deux, puis remet la õllekapp à son voisin. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que la chope soit vide. Évidemment, on peut imaginer quelques personnes voulant leur propre consommation – parce qu’elle est vraiment belle cette chope – et ainsi abuser de la chose en buvant le deux litres à eux seuls. L’équivalent de quatre pintes de bières fortes plus tard, les discussions sont inévitablement closes pour la journée…
Ceci étant dit, après avoir goûté aux premières Koduõlu du voyage, nous étions un peu sceptiques quant à la force réelle de cette bière traditionnelle. Notre logique était la suivante : premièrement, la consommation excessive des touristes alimentait certainement les légendes. Deuxièmement, le taux de gazéification très bas de la Koduõlu avait certainement un effet marteau sur ces mêmes visiteurs naïfs. Habitués à boire de la bière piquante de bulles artificielles, comme celles des brasseries industrielles locales, ils se retrouvent soudainement en présence d’une bière à la texture semblable à un jus sucré fraîchement pressé. On ne pense pas à l’alcool et paf, on se retrouve encore le visage dans le gazon.
Finalement, bien peu de brasseurs utilisent des outils leur permettant de calculer le pourcentage d’alcool de leur bière. Leurs grands-parents leur ayant montré quoi faire sans outils technologiques, ces brasseurs ont rapidement développé un sixième sens pour leur bière, au même titre qu’une mama italienne n’a pas besoin de calculer au gramme les quantités d’épices et de fromage avec lesquelles elle cuisine. Sachant que leur bière est ‘forte’ suffit aux brasseurs estoniens et ils peuvent également être charmés par ces nombreuses historiettes de gens rapidement saoulés par leur Koduõlu. Rajoutez la chope de deux litres, un peu de virilité excessive, mélangez le tout et vous vous retrouvez avec le cocktail parfait pour alimenter les conteurs et fausser les véritables données.
Basé sur les données obtenues grâce aux brasseurs, quelques lectures de réfractomètre et d’hydromètre (lorsque disponible), nous pouvons émettre l’hypothèse que la majorité des bières traditionnelles des îles estoniennes titrent plutôt entre 6,5% et 8% d’alcool. Tout de même une bière musclée, mais loin des 10% souvent évoqués. Reste qu’il faut faire preuve de discipline en trinquant à même la õllekapp. Surtout lorsqu’on mange des languettes de poisson fumé bien salées en guise d’accompagnement, on risque de trouver la Koduõlu vraiment rafraîchissante. Gare à ceux qui oseraient ‘oublier’ de la passer à leur voisin…
La semaine prochaine: comment boire de la Koduõlu sans avoir à se faire inviter sur des fermes privées… Parce que oui, c’est possible!