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Estonie

Les visages de la Koduõlu

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Cet article est la suite de ce guide sur la Koduõlu des îles estoniennes. Vous pouvez lire l’article présentant ce projet de recherche en cliquant ici, ou en filant tout droit vers le bas de la page pour y trouver le lien en bas à gauche.

Avant de vous présenter la bière des îles estoniennes – un style, ma foi, unique – permettez-moi de vous présenter les acteurs principaux de ce voyage : les brasseurs. Plusieurs mois de lectures, d’échanges de courriels et d’appels téléphoniques nous ont permis d’établir dans nos recherches une liste de priorités. Puisque ces brasseurs, sauf un, ne font jamais la promotion de leur bière, il fallait les trouver autrement. Nous étions déjà au courant qu’un concours de brasseurs traditionnels avait jadis eu lieu sur l’île de Saaremaa. Nous avons donc commencé à chercher des listes de gagnants, puis, une fois trouvées, à fouiller les registres de la région pour y trouver les numéros de téléphone ou courriels des vainqueurs. Voici un brève présentation de ceux qui ont bien voulu nous répondre et nous ouvrir leurs portes:

Kaido Lõppe

Meelis Sepp, du hameau de Kõrkküla, au nord de Kuressaare, sur l’île de Saaremaa

Ce grand homme à la salopette bleue possède une ferme laitière de plusieurs douzaines de vaches. Il possède également des champs de céréales et quelques bâtiments où il transforme sa production. Grâce à une gentille dame de l’office de tourisme de Kuressaare, nous avons pu visiter ce brasseur traditionnel. Avant de partir, nous n’avions aucune attente par rapport à lui puisqu’il ne figurait sur aucune liste de champions de ce fameux concours. La raison? Il ne sentait pas le besoin de compétitionner, apparemment… Ce petit détail aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Ce que nous allions éventuellement découvrir chez lui allait être un des faits saillants de notre carrière de ‘coureur des boires’. À suivre dans un billet futur…

Aarne Trei, du village de Pihtla, également sur l’île de Saaremaa

Mr. Trei est propriétaire de serres dans lesquelles il fait pousser des fleurs destinées aux marchés locaux. Il est aussi brasseur traditionnel depuis un très jeune âge. Du haut de ses 73 ans aujourd’hui, il brasse toujours de la Koduõlu, la même qu’il a apprise à brasser chez ses grands-parents. Sa bière possède des notes de gâteau aux bananes, serties d’une chaleur d’alcool et d’une légère verdure boisée. Une cousine rustique de la Tripel belge. On a pu le visiter grâce à son beau-fils, Andrus Viil, avec qui il désire se partir en affaires. En effet, les deux compères aimeraient ouvrir une brasserie commerciale sur l’île où ils brasseraient de la Koduõlu en plus grande quantité.

Paavo Pruul, vivant près du village de Soru, sur l’île de Hiiumaa

« Pendant que vous buviez votre café ce matin, j’ai tué un sanglier sauvage. » C’est ainsi que ce contrôleur maritime de métier nous interpella un matin après avoir vécu une journée complète de brasse chez lui la veille. Utilisant l’équipement de brassage de son grand-père, entièrement en bois sauf pour la cuve à eau chaude, il a fait preuve d’une générosité immense en nous partageant ses secrets de brassage. Paavo offre sa bière à ses invités couchant au Pruulikoda (qui signifie ‘maison de bière’, ou tout simplement ‘brasserie’), une maison à côté de la sienne que l’on peut louer pour la nuit. Les chambres sont situées au-dessus de la salle de fermentation et du sauna…

Arvet Väli, de la brasserie Taako OÜ, à Pihtla, sur Saaremaa

Voici le propriétaire de l’unique brasserie à commercialiser une vraie Koduõlu en Estonie. Par défaut, sa bière, nommée Pihtla õlu, est devenue le porte-étendard d’une tradition brassicole entière. Avec un peu d’ingéniosité, il a su transformer de l’équipement autrefois destiné à la production de savon industriel afin de pouvoir brasser des quantités appréciables de sa Taluõlu, ou bière fermière. On peut retrouver cette bière en fût au bar Põrgu, dans le vieux Tallinn, en bouteilles dans quelques boutiques traditionnelles des îles de l’ouest et sur place, au salon de dégustation de la brasserie appelé ‘Mekituba’. Fêtant ses 20 ans tout récemment, la brasserie vend toute sa production de Pihtla õlu en quelques jours et peine à suivre la demande. Une expansion est en préparation, ce qui est très bon signe pour la survie de ce style insulaire.

Kaido Lõppe, dans la bourgade de Partsi, sur l’île de Hiiumaa

Ce sympathique mécanicien de boulangerie industrielle nous a accueilli à bras ouvert… une fois que son comparse Paavo Pruul l’eut appelé pour lui expliquer le pourquoi de notre présence sur l’île. Passionné par la bière traditionnelle, il nous a expliqué en long et en large ses démêlés avec le gouvernement, comment il a été un des premiers, lors de l’implantation du premier parlement estonien post-révolution, à faire tester sa Koduõlu dans un laboratoire de Tallinn (catégories de taxation obligent) et à quel point il était ridicule de se soumettre à tout cela quand on produit si peu. C’est lui aussi qui nous a appris que les équipements en bois étaient bien beaux et utiles quand on ne brassait que pour des événements spéciaux. Mais quand, comme lui, on brasse presqu’à tous les mois, les barriques n’ont pas le temps de sécher adéquatement, ce qui peut entraîner la production de moisissures. C’est pourquoi il travaille avec des cuves en acier.

Plusieurs pintes de sa merveilleuse Koduõlu ont été coulées sur sa ferme l’après-midi de notre passage. Et quelle bière mémorable. Un parfum explosif de branches de genévrier bourrées de bananes mûres et de pain frais. Avant de quitter, nous avons demandé à remplir un cruchon de 5 litres pour conclure la soirée. Le lendemain, nous avions toujours le goût de sentir le contenant vide, fascinés.

Andres Kurgpõld, de Pölluküla, sur Saaremaa

Trois fois champion brasseur des îles, producteur de colza et de céréales de métier, cet homme a appris à brasser de sa grand-mère à l’âge de 15 ans. Il a eu la gentillesse de nous accueillir malgré le fait que notre visite arrive en pleine saison de récolte pour lui. Sa Koduõlu était riche en saveurs de bananes très mûres et de pain frais, dans un corps à peine gazéifié, rafraîchit par l’utilisation traditionnelle de branches de genévrier dans la cuve de soutirage en bois. Comme tous les autres, il nous a expliqué sans gêne toute sa recette de brassage, jusqu’aux menus détails liés aux températures, aux méthodes de transfert, etc.

Juri Sklennink, du village de Aste, sur Saaremaa

« Lorsque vous arrivez au village, tournez à gauche au bonhomme vert », nous a-t-il dit au téléphone, par l’entremise de notre dévouée interprète de la journée. Ce que nous ne savions pas, c’est que c’était lui « le bonhomme vert ». Son bled n’ayant aucun trait distinctif, il a cru bon porter un chandail très voyant afin d’être bien visible du chemin. Il nous attendait en plein centre de la rue à notre arrivée… En voilà un autre qui allait à l’encontre de la croyance disant que les brasseurs fermiers de l’endroit étaient réticents aux visites d’étrangers.

Mr. Sklennink également nous a expliqué en long et en large tous ses procédés de brassage. Ayant déjà gagné le championnat local, nous savions que l’information qu’il partageait valait de l’or. Sa brasserie en bois est située dans le même bâtiment que son sauna familial. Une belle façon de relaxer après une journée de labeur, n’est-ce pas?

Lili Käär, de la ville de Kärdla, sur Hiiumaa

Cette dame vivant dans l’unique véritable ville de l’île de Hiiumaa (Kärdla) est la seule femme brasseuse que nous avons pu rencontrer. Cela ne veut pas dire que les hommes sont toujours les brasseurs de Koduõlu. Après tout, plusieurs de ces hommes nous ont confié avoir appris de leur tante, de leur grand-mère, etc.

Après quelques négociations, Mme. Käär a accepté de nous rencontrer afin de nous montrer ses cuves en bois, datées de 1921, et nous expliquer comment elle brassait. Elle nous a également montré le document Powerpoint que son fils, maintenant brasseur, avait construit afin d’expliquer le processus de brassage de la famille. Contrairement aux autres brasseurs rencontrés, Lili disait essayer d’éviter d’obtenir des esters de banane lors de la fermentation. Elle n’utilisait donc pas de levure à pain comme les autres. Mais tout le reste de sa recette concordait avec les données que nous avions amassées jusque-là.

L'équipement de brassage du musée de Koguva qui nous a mis la puce à l'oreille. Mr. Mereäär allait tout nous expliquer lorsque nous l'aurions localisé...

Meelis Mereäär, au village ancestral de Koguva, sur l’ïle de Muhu

Il y a des limites à la préparation. Même dans ce type de voyage nécessitant beaucoup de recherches, il faut laisser de la place à la spontanéité. Et c’est ce que nous faisions ce matin-là sur l’île de Muhu. Une simple marche matinale dans le superbe village de Koguva nous amena vers le musée géré par Mr. Mereäär, dans lequel nous avons observé quelques vieilles cuves en bois autrefois utilisées pour brasser. Une question plus tard et une employée du musée nous met sur la piste de cet homme qui pourrait sans doute nous aider. Ce que nous ne soupçonnions pas était qu’il soit le garçon d’un brasseur traditionnel et que son propre fils avait maintenant pris les rênes de la brasserie familiale…

Lui aussi a gentiment répondu à notre bombardement subit de questions, dans un anglais qui le stressait visiblement, allant jusqu’aux détails des températures de l’eau d’empâtage de l’époque versus celles d’aujourd’hui. Un vrai passionné de la culture de son île avec lequel nous aurions aimé passer plus de temps. Mais bon. Nous étions trop pressés à nous rendre à notre premier rendez-vous officiel. Celui qui allait tout changer dans notre perception de la Koduõlu.

La semaine prochaine, la rencontre d’un véritable brasseur fermier et comment on fait pour brasser de la Koduõlu!

Meelis Sepp
Meelis Sepp nous présentant sa malterie maison, tout près de ses champs d'orge et de sa ferme laitière

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