Le néophyte et le vétéran
Le néophyte, et cela justifie peut-être son regard euphorique permanent face à la découverte de la bière artisanale, fait face à une forêt entière. Il en oublie parfois d’apprécier l’arbre. – Les Coureurs des Boires, circa 2013
La bière et moi formons un vieux couple. Nous nous sommes fréquentés pour une grande partie de ma vie. Bien que j’estime avoir trouvé un certain équilibre entre les dégustations folles, les visites fréquentes des brouepubs, les voyages brassicoles aussi souvent que possibles, cette entreprise hautement rentable qu’est la rédaction d’ouvrages brassicoles et le petit reste que nous pourrions appeler la vie, j’éprouve à l’occasion une nostalgie par rapport à certains grands moments. La nostalgie est toujours de courte durée. En effet, quoi de plus naturel que de se remémorer, la bave au menton, nos expériences les plus mémorables et par définition, rares. La première Orval, la première Saison Dupont et, dans une mesure très moindre, la première baguette de chez Première Moisson.
Ces événements laissent des traces. Quand on remet nos trop vieilles lunettes de néophyte, le monde redevient soudainement si grand, les possibilités infinies, qu’il peut être difficile d’admettre qu’une expérience toute en subtilité revêt une certaine importance. Le néophyte peut plonger tête première dans une mare d’amertume, une mare de noirceur, pourquoi s’intéresserait-il à des notions aussi subjectives, aussi futiles que la subtilité.
Nous avons là la mise en place ultime pour une expérience humaine. Prenez un ou deux Coureur(s) des Boires – entre autres défauts, amateurs de fraîcheur, de lagers blondes délicates – et un ou deux dégustateur(s) qui s’avèrent détatoués des impressions des Molson et des Labatt au point où ils ne veulent plus se risquer à commander une bière blonde. Faisant face à ce qu’ils jugent être une bière correcte (une Birrificio Italiano Tipopils, tiens!), mais sans plus, les détatoués se montreront sans pitié. « Bof, c’est pas mal fait dans le genre, mais ça reste plate. Moi, les lagers blondes… c’est surtout pour accueillir la belle-famille et lui faire boire autre chose que de la Sleeman. Ça goûte juste pas grand-chose ».
Sur la table d’en face, les Coureurs ne se peuvent plus : « Oh wow, c’est tellement bon, le malt est tellement bien extrait, et cette texture, qui est simplement parfaite, croustillante à souhait et soulignant à grands coups de crayons permanent toute la noblesse des houblons ici impliqués. Du grand art. » Le détatoué, selon qu’il soit influençable ou non, changera alors d’avis ou se renfrognera.
La prochaine bière, une Imperial Stout vieillie en fût de bourbon, excitera le poil des jambes des détatoués avant même qu’ils aient entraperçus son goulot recouvert de cire. Alors là, c’est l’extase. « Woh! Woh! La cire, trop hot, fallait y penser quand même. Je ne dis pas que ça va être la meilleure bière de tous les temps, mais c’est une candidate ». Le coureur cynique cache son sourire en coin « Pfft, pas un autre, la cire, ça fait tellement 2002 ». À l’ouverture de la bouteille, le coureur ne cache plus sa déception « Ouin, pas si pire, mais j’ai déjà goûté cette bière 100 fois sous des noms différents ». Le détatoué, atteint l’euphorie « Ayoye! C’est pas possible comme c’est complexe. C’est juste trop parfait ce breuvage. Ta yeule le coureur, laisse-moi apprécier ce chef d’œuvre. »
Le dégustateur expérimenté, et cela justifie peut-être son inattention à ce qui se passe dans sa propre cour, tend à s’astreindre à un territoire gustatif somme toute bien limité. Il en oublie souvent l’émerveillement inhérent à chaque découverte ou redécouverte, grosse ou petite. – Les Coureurs des Boires, circa 2023